Malaise

Arrivée à l’Aéroport Toussaint-Louverture. Les premières impressions, encore dans le terminal, sont les mêmes que mes derniers voyages en République Dominicaine. L’humidité m’enveloppe. Je vois des palmiers dehors. Tout va bien.

Je descends vers la sortie et j’arrive près du carrousel à bagages. Mes pieds baignent dans l’eau. Une infiltration, un orage, une fuite? Des gens se battent pour récupérer des valises. Je suis happée et bousculée par la foule. Cohue et désordre. L’anxiété monte. Rapidement. Mes oreilles bourdonnent.

Je n’ai qu’un carry on, ouf. Je baisse les yeux vers la petite valise au motif pied-de-poule. London Fog. Paternel portait un paletot de la même marque, tiens. On a toujours de drôle de souvenirs qui nous reviennent en tête quand on panique. Je relève la tête et j’essaie de comprendre la marée de monde. Personne ne me prête (trop) attention, sauf les quelques voleurs dont on m’avait mise en garde. Je les évite. Je finis par sortir.

Ma blancheur et ma rousseur m’assaillent. Ont-elles le même effet sur les autres? Est-ce comme ça qu’on se sent en situation de minorité? Mon malaise s’installe. Premier sentiment distinctif de mon arrivée en Haïti.

Tristesse

Le chauffeur me parle tout en remettant ce qui sera mon téléphone pour la durée de la mission. Je ne comprends que des bribes. Ah! Du créole. Je comprends, trop tard, qu’il ne vaut mieux pas que j’ouvre la boîte de mon nouveau joujou pour éviter les attaques…

BAM. Une bande de jeunes hommes tente de briser les vitres du VUS. Mon téléphone. Ma blancheur. Mon sexe aussi. Ça, je le comprends, peu importe la langue. «Le camion est blindé, madame, ne vous en faites pas.» En français cette fois-ci.

Nous empruntons le dédale de rues qui doivent nous mener à l’hôtel, dans les hauteurs de Pétion-Ville. L’humidité annonçait un orage, qui décide de se concrétiser subitement. Torrentiel ou diluvien, je cherche le bon adjectif tandis que les rues deviennent des rivières dignes de celles qui sortent de leur lit au printemps. Le ciel ressemble à de la cendre. La circulation cesse. Bouchon. J’essaie de calmer mon anxiété en me faisant une idée de ce qui nous entoure.

Les habitants essaient de trouver refuge un peu partout. Plusieurs se protègent avec les moyens du bord, d’autres ont tout simplement abdiqué. Les parapluies, cette chose qui ne semble pas exister… Mon regard est attiré vers une large brèche dans un des nombreux murs de pierres qui longent les rues et qui entourent les pâtés de maisons. Un terrain vague et des décombres. Un vestige du tremblement de terre, très certainement. Un jeune garçon cherche à se réfugier dans une cabane de fortune construite avec des sacs et des palettes de bois. US Army en délavé sur l’un des sacs. Des vestiges d’aide internationale. Le garçon est nu et estropié d’une jambe. Tout est vestige ici.

Une profonde tristesse m’enveloppe, encore plus accaparante que l’humidité.

Privilège

Trois heures d’embouteillage plus tard, j’arrive à mon futur quartier général.

Hôtel Montana. L’endroit des riches et célèbres. Avant 2010, évidemment. Je fais plutôt connaissance avec son successeur, beaucoup plus petit, mais tout aussi perché dans les hauteurs de Pétion-Ville.

On m’offre un rhum sour à mon arrivée sur la terrasse, qui domine Port-au-Prince et ses divers quartiers. Je rencontre mon chef de mission et celui qui sera mon coéquipier. Les nombreux employés de l’hôtel se pressent autour de nous pour nous servir. Des hommes partout. Un autre constat. Mes oreilles se remettent à bourdonner. L’orage a cessé depuis quelque temps, mais je suis épuisée.

On me montre ma chambre. Orange avec des barreaux aux fenêtres. Une prison dorée? «Pour éviter les kidnappings; entre autres». Ma terrasse n’est pas accessible, mais je suis à côté de la piscine. Je pourrai au moins aller relaxer là. Je vois le filet au-dessus du lit et j’entends déjà les insectes virevolter de plaisir autour de moi. J’ai toujours été un steak à mouche. Ça promet.

Je m’installe. Le wifi fonctionne. La clim aussi. J’entends (finalement) quelques oiseaux chanter et le bruit du vent dans les fleurs et les arbres. Tout ira bien.

Je me dirige à nouveau vers la terrasse, pour aller de nouveau admirer la ville et me poser, seule. On me sert une Prestige fraîche. Le crépuscule a commencé à recouvrir la ville. On distingue clairement les feux qui sont allumés un peu partout en ville pour brûler les déchets, notamment à Cité-Soleil, sur le bord de la Baie.

Mon chauffeur vient me souhaiter bonne soirée et me dire qu’il me prendra demain matin devant l’hôtel. Du haut de ma terrasse, dans mon quartier relativement huppé et enjolivé de fleurs je comprends soudainement le concept de privilège blanc.

Gâchis

Le vrai visage de l’aide internationale. L’exploitation. Les inégalités. La pauvreté. La colère du peuple. Les hommes qu’on voit se faire tirer en pleine rue. Les manifestations. Les enfants abandonnés, blessés, épuisés. L’histoire du pays. Les choses qui pourraient être, mais qui semblent impossibles. Les injustices.

La liste pourrait s’allonger.

Je pourrais aussi la parsemer de belles choses : l’art, la littérature, l’histoire (oui, justement), les paysages, l’empathie et la joie de vivre (malgré tout), la résilience — surtout la résilience.

Je ne suis malheureusement pas restée assez longtemps pour les vivre ou les voir. Certains me diraient que je n’ai pas voulu les voir.

Quel gâchis. Le commentaire qui restera gravé dans ma mémoire.

Peur

Direction Mirebalais pour aller visiter un énième bureau foncier et vérifier l’état des registres. La N1 est bloquée. Des manifestations et des protestations. Encore. Mon quotidien depuis que je suis arrivée. Le bruit de coups de feu. Encore. «Le camion est blindé, madame, ne vous en faites pas.» En français, encore.

Le chauffeur décide de nous faire prendre un raccourci par les champs de canne à sucre. Les routes sont improvisées pour ne pas dire inexistantes. Le VUS arrive à nous frayer un chemin, mais l’habitacle craque de partout et n’arrive pas à éviter les bosses. Nous sommes littéralement dans le champ. Mon GPS ne fonctionne plus. Mon état de femme seule me transpire de partout. Je pourrais me faire kidnapper sans que personne ne s’en rende compte. Violer aussi.

La panique s’empare de moi, même si je ne le laisse pas transparaître. J’ai appris depuis mon arrivée à masquer ma terreur.

Nous suivons un autre camion. Des ouvriers qui ramassent le fruit de leur labeur à coup de machette. Le tuyau d’échappement crache d’épais nuages noirs qui envahissent l’habitacle. Je tousse. «C’est de l’essence de fortune madame. C’est ce qui explique l’odeur madame.»

Je ne sens rien. Rien du tout.

À bien y penser, je ne sens rien depuis le début de la mission. Rien des toilettes écœurantes qui débordent d’excréments (dans les multiples bureaux fonciers du pays). Rien du diri collé ak pwa rouge que je mange depuis le début parce que c’est la seule chose que je digère. Rien des Prestige que je bois, sauf leur fraîcheur apaisante. Rien des fleurs qui entourent la piscine de l’hôtel. Rien même de tous ces feux qui brûlent des déchets partout en ville.

La panique et l’anxiété m’ont volé mon odorat.

Anosmie. Anosmie en Haïti…

La Perle des Antilles aura été forte en émotions, mais ne me servira jamais de Madeleines de Proust.

(Le présent billet a été écrit dans le cadre du défi de signature sensorielle que je me suis lancé il y a quelques semaines. Vous pouvez lire le prélude ici.)